9. De la circonstance : du Lieu au monde
Nous voici revenus au bon vieux theatrum mundi de lâge baroque ».
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« L'imposture nous rend fous »1, >
1 Le Minotaure, http://www.leminotaure.org/modules.php?name=News&file=print&sid=60 (consulté le 10 septembre 2004).
Car nous portons l'espace à même la chair ».
Georges DIDI-HUBERMAN,
Collection « Critique », p. 194.
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Blogs
publiés :
7. "lieu blanc" : le blank
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5. Design du site
4. Hétérotopie
3. Principes de ce blog
(2). Atopique, atypique : tombé dans la fable du Lieu
(1). Néblas : premier contact distant
Résumé
:
Blog 9. De la circonstance : du Lieu au Monde
«
Un lieu, souligne Jacques Lévy1,
devient alors autre chose quun réceptacle, cest
un objet mais un opérateur actif que lon peut
utilement étudier comme une réalité singulière
structurée par des habitudes et des rythmes, ayant une
histoire, des pratiques et un devenir » (nous soulignons).
La
fin d'un repas partagé avec Christo, berger de 45 ans, dans la
sombre casemate-cabanon, m'avait permis d'observer une scène
pas si banale qu'elle semblait l'être. Le caractère sans
tain du plexiglas - une récupération comme beaucoup d'objets des pauvres moutonniers - de la fenêtre
de la casemate-cabanon me permit de la photographier subrepticement,
profitant dune circonstance au sens courant :
« Ce qui se tient autour » (circum stare) à titre d'accessoire ou de détail, accompagnant ce qui serait l'essentiel de la situation ou de l'événement : « Particularité, élément secondaire qui accompagne, entoure, conditionne ou détermine un fait principal ».
Par sa trouée visuelle, la fenêtre justement définit une structure d'appel propice à l'inversion, à la spécularité : le regard se réjouit du dévoilement dans un mécanisme à double détente, qui unit plaisir et pouvoir. Elle est moins un détail du décor, que ce que Didi-Huberman dénomme un pan.
« Le pan se présente comme une zone d'intensité colorée ; il a, comme tel, une capacité « démesurée», non mesurable, d'expansion et non d'extension dans le tableau ; ce ne sera pas un détail [...] Ce sera un événement plus qu'un objet. Le détail définit [...] Le pan délimite moins un objet qu'il ne produit une potentialité : quelque chose se passe [...] On cherche le détail pour le trouver ; alors qu'on tombera sur le pan, par surprise, par rencontre [...] Il saute aux yeux [...]. [Il] disparaît d'abord comme il est apparu 2 ».
1 Jacques LEVY, 2003, « Lieu », Dictionnaire de la géographie et de lespace des société, J. Lévy et M. Lussault (Dir.), Belin, p. 561.
2 Inspiré du punctum de BARTHES, le pan est un concept central des explorations esthétiques de DIDI-HUBERMAN depuis une quinzaine d'années, notamment dans « Au-delà du principe de détail », p. 80 et suiv., Phasmes. Essais sur l'apparition, Minuit, 1998. Citation issue de plusieurs ouvrages.
Le "pan"
Une
touriste se fait doublement photographier devant un panneau indiquant
l'altitude (2000 m) devant le fort de Néblas (par égards
pour mes amis moutonniers, un pseudonyme remplace le toponyme réel).
Vivre la marge, c'est quelque part se situer en-dehors du centre et de ses commodités. Pour mes amis bergers durement privés d'eau (on imagine ce que cela signifie en terme d'hygiène, de lessive...), la scène avait tout d'une mascarade. Une mise en scène doublement oublieuse et réversible : les beaux dehors colorés renvoient aux vêtements sombres, souvent issus des surplus militaires, et marqués par le rude métier des moutonniers.
« Ils avaient encore des visages, alors que nous navions plus guère à montrer que des masques 1 ».
Ces « passagers du vent », autrement ces touristes, qui passent, tels des éphémères, semblaient proches de ce que le jésuite aragonais Balthasar Gracián avait dénommé « gens de l'ostension² ». Cette femme qui entourait le poteau comme on enlace un amant avait de quoi susciter le sourire. Mes amis bergers ne s'étaient-ils pas servis récemment dudit poteau pour décharger une énorme souche de bois d'une camionnette ? Le poteau du Conseil Général en avait été déchaussé, la corde n'ayant pas cédé...
« L'ostension ne va pas sans l'escamotage, ni la « montre » sans la dissimulation2 ».
Sous la frivolité incorrigible du groupe, transparaît l'absence de regard d'abord pour le lieu d'histoire patrimonial, le front de gorge casematé sous le vent de l'ancienne frontière. Regarder, et (au-delà photographier), c'est prendre garde au sens ancien de « esgarder3 », avoir des égards pour une (in)habitation, un fort ré-investi par des moutonniers transhumants : un pont-levis sommaire, une fenêtre équipée d'un tuyau de cheminée (visible sur l'image), des chiens de bergers, du bois en cours de coupe, quelques outils au sol trahissent la précarité d'un squat, une « circonstance », au sens systémique :
«
Une information extérieure qui ne peut être
intégrée et qui joue en restant extérieure 4».
Durant
mon dernier séjour, j'ai aidé Robert, patron moutonnier à s'installer
dans le fort. Venu avec sa compagne, Jos, nous avons aménagé une petite
pièce en demi-lune, un couloir de 2 m. de large au sol battu. Dans son
fourgon, il avait amené une grande fenêtre, qui nous a pris 2 jours à
installer dans son chambranle. J'ai dû faire une heure de route pour
acheter des charnières qui manquaient. Avec du fil de fer, des clous,
du ciment, j'ai fixé le cadre en chêne, en équilibre sur la fenêtre,
qui domine de 6 m le fond de la douve. Rares furent les randonneurs,
qui nous regardaient, voire nous saluaient. Transparents, nous étions
face au Monde, qui passait en VTT, sacs à dos. Faisions-nous peur ?
Dans un monde de mobilité généralisée, un itinéraire de randonnée pédestre, marqué par des balises, doit être reconduit au système qui en a originellement conditionné la formation réelle et singulière, un système militaire de pistes et de forts retranchés. Ce balisage est opportun : ladjectif latin opportunus dérive de lexpression ob portum vers le port. Ladjectif est nautique à la base Il sagit du vent quon a dans le dos, qui vous pousse où vous voulez aller. Encore le vent...
Par la médiation d'un objet banal, un poteau, cette scène photographiée et la scène invue de la souche sont respectivement symboliques de pratiques spatiales qui s'ignorent : métrique en réseau d'un espace touristique qui se superpose à une métrique aréale, la territorialité moutonnière.
La glace sans tain symbolise bien le confinement des néo-résidents et donne à lire la dissymétrie que le dedans entretient avec le dehors. Elle creuse une faille insurmontable, qui réactualise le topos du theatrum mundi : on comprit que la scène c'est le monde, pas la scène.
D'un côté, l'espace clos de la casemate passive en demi-lune combine une atmosphère de vie intra-utérine, de cellule monacale, dans une pénombre de caverne platonicienne. Il s'accompagne de l'évanouissement des acteurs néo-résidents.
De l'autre, des « passagers du vent » du « grand extérieur » (Antoine Vitez) qui sont bien souvent oublieux d'un patrimoine et peu sensibles à la misère de marginaux d'un squat d'activités saisonnières. La misère de cette érème me point.
Communauté
moutonnière masquée, car non « esgardée »
d'un côté, « passagers du vent », qui
obéissent au paraître, une caricature, un masque de
l'autre. Une mascarade... Cher Lecteur, aie une petite pensée amicale
pour ces gens quand tu déjeuneras en famille de côtes d'agneau au
barbecue !
Le micro-espace social immobile du fort de Néblas est une hétérotopie invisible dans lequel le fonctionnement habituel de la société n'a pas cours. Il en va ainsi malheureusement des « lieux blancs5 » : « Il [le lieu blanc] ne se rapporte ni à la simple couleur, ni à la simple suppression des couleurs, mais à l'espace en général, à la mutité, au dépeuplement, aux lacunes définitives. Aux pures virtualités6». Un entre-deux labile, ignoré, un lieu adiré où ne loge pas le leurre aveuglant.
Il
semblait important qu'une approche mineure au sens de Deleuze7
restituât toute « une architecture engagée
dans son lieu, et qui par cela même déploie un milieu
humain »8,
autrement une « chôra » (ou khôra9),
terme labile de la philosophie platonicienne. Néblas est bien
un « lieu qui reçoit et [un] lieu qui sépare10
». La chôra se distingue du « topos »,
simple enveloppe matérielle du lieu, à peine une belle
ruine pour les « passagers du vent » qui ont interverti
purement et simplement l'ordre d'importance de l'essence et de
l'accident. Les moutonniers n'ont cure de la « montre »
(l'altitude), leur univers et du poteau (ils en rigolent), une
circonstance...
Christo ne m'avait-il pas raconté (extrait d'une vidéo AVI) :
- "Et la grosse souche ?" (question de Xpl) [déposée par le patron pour être tronçonnée pour le fourneau du cabanon]
- Christo en rigolant : "Il a voulu
l'atteler au poteau, et le poteau, il est parti... (...) Le poteau, on
l'a remis droit. Avec le vent, il est retombé..." (note : que le
poteau soit droit leur importe peu...Ils ont trop de soucis dans leur
quotidien. Un après-midi, je l'ai remis d'aplomb, calé avec des blocs
de schistes).
Notes :
1 Jean CLAIR, 2002, Court traité des sensations, Gallimard, nrf, p. 71
2 Vladimir JANKELEVITCH, 1980, Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. 1. La manière et l'occasion. Seuil, p. 24.
3 Esgarder : ancien verbe français devenu «avoir des égards»; témoigner une déférence pleine d'attentions, de respect, d'estime (Quillet).
4 Denis RETAILLE, 1988, « Discontinuité catastrophique dans un système géographique. Les migrations au Sahel », Cahiers de Géographie de Rouen, n° 30, p. 67-84, p. 83.
5 Georges DIDI-HUBERMAN, 2001, Lhomme qui marchait dans la couleur, Minuit, p. 42.
6 Pour DELEUZE, la majorité suppose un état de droit, une domination et la « norme « sociale. « L'approche mineure » entend étudier la minorité sans qu'elle soit frappée d'anormalité et de déviance.
7 Augustin BERQUE, 2000, Écoumène. Introduction à l'étude des milieux humains, Belin, p. 25.
8 Terme labile de la philosophie platonicienne, la chôra a cinq qualités : elle est réceptacle, mère, nourrice, ce en quoi il y les images des formes, siège, porte-empreinte, empreinte, Bernard SALIGNON, La Cité n'appartient à personne. Architectures. Esthétique de la forme. Ethique de la conception, Collection Des lieux et des espaces, Théétète Editions, Saint-Maximin, p. 68.
9 Bernard SALIGNON, La Cité
n'appartient à personne. Op. Cit., p. 68.
Esthétique
Comment saisir une esthétique de l'éphémère ?
"Quand l'éphémère se couple à l'intensité d'un instant, il s'extrait du temps et, paradoxalement, s'inscrit dans l'éternité : par sa puissance d'évocation, il transmet une émotion... jusqu'à susciter un manque, persistant."
Karine DOUPLITZKY, "Ouverture", p. 7, "Eternel éphémère", Cahiers de Médiologie, 16, Août 2003
"Un mini-événement, jugé indigne de mémoire et qualifié d'éphémère, peut prendre un sens mémorable si, une fois relié à d'autres événements, similaires ou liés, il se met à entrer dans un dispositif qui va constituer une série, faire apparaître l'insistance d'un processus, peut-être un cas inaperçu ou un modèle de causalité"
Pierre MIQUEL "Eloge de l'anodin", p. 70, "Eternel éphémère", Cahiers de Médiologie, 16, Août 2003
Saisir est bien sûr à prendre dans une double logique de sens : saisir l'instant en liaison avec d'autres, saisir l'instant dans le sens appropriation physique par la médiation d'un capteur CCD. L'éphémère appartient au champ sémantique de la disparition. Ce blog est bien dans la continuité des précédents tout en se rapprochant du Lieu...
Face à l'événement par définition improbable (sur le fait, il est "non-événement"), l'observateur doit pratiquer une philosophie doublée d'une pragmatique.
- Philosophie de l'étonnement : l'expression est par essence pléonastique. Toute philosophie procède d'un étonnement fondateur. Ainsi, je ne pouvais que m'étonner du sort de ce poteau, qui avait eu une fonction plus utilitaire précédemment... (voir dialogue avec Christo plus haut). Logiquement, cet événement s'inscrivait dans la problématique de l'hétérotopie, que nous poursuivons depuis la création de ce Blog (voir 4. Hétérotopie et citation de Michel FOUCAULT, Dits et écrits 1984, "Des espaces autres"). Le normal se fait anormal ; l'anomal devient presque normal...
- Pragmatique de l'instant instable à stabiliser et à s'approprier : face
à l'émotion jubilatoire de l'acte en train de se faire, la tentation
est facile d'en jouir comme spectateur distant. Il faut vite s'en
déprendre... afin de garder un "petit grain d'éternité" apte à être
partagé avec l'Autre (Vous, cher Lecteur, que je remercie). La "logistique du bref" (Karine DOUPLITZKY, Ibid Supra, p. 19) impose une suspension de l'instant (partager le rire avec Christo), et donc une époché, la
suspension du jugement. En clair, disposer immédiatement du
photoscope (toujours sur soi, à la ceinture) et se concentrer sur le
cadrage et les choix techniques.
C'est à ce prix, que "la vision est donc le rapport unilatéral d'un clairvoyant invisible à un voyant aveuglé" ( Vladimir JANKELEVITCH, 1980, Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. 1. La manière et l'occasion. Seuil, p. 22).