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Expérience du Lieu
25 février 2005

18, Retenu... (-)




"Modalités des passages"







En position d'erwarten :  un monde immobile ?
                   

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Blogs publiés :

17. Regards sur... "Décalages" (..)
16. Regards sur... "Décalages" (.)
15. Des passages IV : estrangement
14. Des passages III :  accueil
13. Des passages II : thébaïde
12-12 bis. Des passages I : décadrages
11. De l'identité du site
10-10 bis. Panoptique ?
9. De la circonstance : du Lieu au monde
8. "lieu blanc" : le blank II (apostille obligée au blog 7)
7. "lieu blanc" : le blank
6. " lieu blanc" : fusion
5. Design du site
4. Hétérotopie
3. Principes de ce blog
(2). Atopique, atypique : tombé dans la fable du Lieu
(1). Néblas : premier contact distant




Résumé :


Les dix premiers blogs se voulaient une mise à distance du Lieu, qu'on veut « atopique » (sans lieu précis pour ce site, qui le promeut comme Lieu). Le Lieu est foncièrement « hétérotopique » (un lieu « autre » selon la définition de Foucault). La démarche est axée sur une esthétique et le dévoilement progressif d'un interstice social. Au seuil du Lieu, le blog 12-12 bis inaugurait une série sur la problématique des passages. Le blog  15 (des passages IV : estrangement) poursuit la traversée des passages et réfléchit à la concrétude du Lieu dans un endroit « fort », le porche. On s'intéresse à l'individuation du Lieu : un vieux fort devenu moutonnier. Le précédent blog (« 17 : Regards sur... Décalages (..)) poursuit l'exploration de l'image. Outre le décalage selon le plan de la profondeur, cette image en quatre dessine curieusement la figure latente de l'Un-dans-l'Autre selon Hegel. Le recours au concept d'infra-mince de Marcel Duchamp est convoqué pour rendre compte d'une imperception. On s'attarde aussi sur la prime image (« Petit bout ») en gros plan, que Viou a la grande amabilité d'examiner.

Le présent blog (blog 18 : « Retenu... ») poursuit l'expérience de la disponibilité à l'événement, la « fadeur » des anciens sages taoïstes. Changer d'espace, se déterritorialiser dirait Deleuze, suscite une position psychique particulière : face au vide mortifère du Lieu provisoirement déserté, se mettre en position « d'erwarten », c'est attendre positivement quelque chose, laisser se déployer devant, laisser advenir une présence au sens de Heidegger. Épure. Pure esthétique.



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Blog 18, Retenu... (-)

Montagne – vide / n' - apercevoir – personne
Seulement -entendre / de l'homme – voix – résonner
Retour – rayon / pénétrer – profondeur – forêt
A nouveau – briller / vert – mousse -au-dessus.

Quatrain de Wang Wei, VIIIè s., « Le clos aux cerfs » [ 1 ]



« Une certaine forme de sagesse se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer la durée, de ne pas se laisser bousculer par elle, pour augmenter notre capacité à accueillir l'événement. Nous avons nommé lenteur cette disponibilité de l'individu. Elle exige que nous donnions au temps toutes ses chances et laissions respirer notre âme à travers la flânerie, l'écriture, l'écoute et le repos ».
Pierre SANSOT, 2000, Du bon usage de la lenteur, Éditions Payot & Rivages


« La saveur nous attache, la fadeur nous détache. La première nous accapare, nous obnubile, nous asservit ; l'autre nous affranchit de la pression du dehors, de l'excitation des sensations, de toute intensité factice et de peu de durée. Elle nous libère des engouements éphémères – fait taire tout ce tapage qui nous épuise ».
François JULLIEN, 1991, Éloge de la fadeur, Éditions Philippe Picquier, p. 25-26.




Vivre l'expérience du Lieu revient souvent à pratiquer l'improvisation du « quelque chose qui a lieu » et qui ne trouvera sa vérité, en tout cas son accomplissement, que dans l'après coup reconstruit par l'écriture de ce qui se nomme la réminiscence.
Vivre l'expérience du Lieu revient le plus souvent à se faire Épiméthée, celui qui ne comprend qu'après coup. Que de recherches, que de veilles à explorer la haute culture, que de contacts avec des tiers-amis pour mener à bien et tenter de formaliser ce qui fut expérimenté sans être compris !



Devant le débarcadère solitaire (voir blog 12. Des passages I : décadrages), je restai face à Néblas, cette désarchitecture de la ruine, alors désemplie de ses néo-résidents dispersés dans l'estive. Revenant apériodique, j'étais le témoin muet de la désagrégation par saccades catastrophiques du Lieu. Ici, il me semblait que le parement du front de gorge s'était dégarni dessous le porche. Mais comment en être sûr ?

A droite du porche, je traversai l'ancien corps de garde et demeure des chiens absentés : cette étroite « réserve à sel » (quelques sacs tout au plus) est jonchée de paille, de foin, de gravats en tas, de tuyaux désaffectés. Sur le rebord lustré en schiste vert de la fenêtre, je m'assis. Une éternité. A l'orée du Lieu, je « regardai » en me laissant flotter. Devant, le pont-jamais-plus-levis (capable d'être levé par un appareillage). Dessous, la douve sèche ; des orties frissonnent dans un après-midi gris. Plus loin, une énorme souche taillée en cube trônait, arrogante et incongrue. Elle s'apparentait au greffon que l'on transplante sur un corps autre, ici sur un lieu étranger.

Au seuil de la solitude, l'émotion ne nous trouble plus. On se sent débarrassé du fatras des impatiences matérielles. Un bêlement lointain résonne. Épure. Pure esthétique.



Quitter le centre pour se rapprocher de la périphérie – se déterritorialiser* dirait Deleuze - oblige à une mise à distance de soi en tant qu'égo et impose de restaurer le sens de la relation. C'est un geste «poéthique» (Michel Deguy) dans le double sens du mot ethos : une manière d'habiter le monde et de vivre ensemble. Se préparer à la survenue de l'Autre comme présence revient à passer d'un espace à un autre, à se reterritorialiser*, conjuguer lenteur et fadeur. C'était comme changer de tête, se désaproprier un présent de la mondialisation, hanté par les « empires de l'éphémère » propres à la culture de masse.


L'absence des hommes et des bêtes pointait pourtant une ostranénie comme perdue (blog 15 : des passages IV : estrangement). Un espace doublement désempli semblable à « un pur écrin reclos, comme s'il n'y avait plus qu'un lieu propice au sommeil et aux aîtres du rêve » [ 2 ] à l'instar d'un Mentota Hôtel*. Face au vide mortifère, se mettre en position « d'erwarten », c'est attendre positivement quelque chose,  laisser se déployer devant, laisser advenir une présence au sens de Heidegger : cette Anwesenheit librement consentie n'est pas une Gegenwart* avec sa connotation ancienne de « Geginwart »  qui signifiait le rapport d'opposition ("l'un l'autre en face").

D'aucun aurait fui l'interstice du « se-tenir-entre », tant la situation leur semblerait tenir de l'abwarten, une attente passive, dans la déréliction, comme un paquet qui est en souffrance. « Le compteur Geiger du désir, c’est l’angoisse » assure Jean OURY [ 3 ]. Se déprendre de toute disposition particulière n'est pas renoncer au désir, c'est se préparer à l'accueillir. Ni "passager du vent" (voir blog  9. De la circonstance : du Lieu au monde), ni néo-résident, je devenais un « passant éternel », une sorte de revenant au Lieu pour eux. Ce que je pense être, les bergers me le sont aussi  : des phainomenon, qui m'apparaissent dans cette attente déployée.





Du sensible comme insensible en tant que ténu




La répétition impassible de l'expérience, sans que je ne la commande consciemment, m'interrogeait. Que de fois, fus-je retenu par ce lieu ouvert ! Paradoxe pour un esprit cartésien comme Lucie, moutonnière en visite chez ses amis de Néblas ? (voir blog 7)

« Qu’est-ce que vous êtes venus vous perdre dans ce trou ? »
Esperdre, c'est s'estranger. En apparence.


Cherchai-je à échapper à la séduction du Lieu (se ducere : amener à soi), à la répétition des fenêtres béantes, à l'attrait des pans de murs crépis à la chaux par l'irreprésentation du Lieu pendant cette méditation ? Néblas fait pourtant peur. On ne sait qui l'habite. L'immonde n'est jamais loin.

Habiter est un mot problématique. On en jugera.

Maintenant encore, l'emprise de la rêverie pétrifiante n'a pas cessé. « Elle » s'est « précipitée » au sens chimique par la médiation de « Décalages », une « image en  quatre » faussement panoramique (voir les 3 blogs précédents), que je ne m'explique toujours pas.

« De quel genre sont ces lieux, interroge le philosophe esthéticien Georges DIDI-HUBERMAN à propos de « lieux » façonnés par le sculpteur Giuseppe PENONE [ 4 ] ?

« Quel sort font-ils à notre représentation de l'espace ? Toute la question est là. Peut-être faudrait-il, pour mieux en saisir l'enjeu, convoquer le mot anachronique d'aître, qui a la particularité phonétique, en français, de retourner une notion du lieu sur une question d'être. Ce mot a d'abord signifié un lieu ouvert, un porche, un passage, un parvis extérieur (l'étymologie invoque le latin extera) ; il s'emploie également pour désigner un terrain libre servant de charnier ou de cimetière ; il s'utilise aussi pour désigner l'intimité d'un être, son for intérieur, l'abysse même de sa pensée ».


Fort, phore, for : un beau glissement de signifiants homophones initié par Viou [ 5 ] qui sous-tend un système* d'échos :

« Ce qui fait un destin au niveau des éléments, ce qui fait qu'un événement en répète un autre malgré toute sa différence, ce qui fait qu'une vie est composée d'un seul et même Événement  malgré toute la variété de ce qui lui arrive, qu'elle est traversée d'une seule et même fêlure, qu'elle joue un seul et même air sur tous les tons possibles, ce ne sont pas des rapports de cause à effet, mais un ensemble de correspondances non causales, formant un système d'échos, de reprises et de résonances, un systèmes de signes, bref une quasi causalité expressive, non pas du tout une causalité nécessitante » [ 6 ].


Éros, Gorgô, Chronos, Léthé, Hypnos, Thanatos président-ils au bal ?
Amphibole inquiétante de l'ultime chiffre, la secrète...



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Notes :

[ 1 ] François JULLIEN, 1991, Éloge de la Fadeur , Éditions Philippe Picquier, p. 89.

[ 2 ] Georges DIDI-HUBERMAN, 2001, L'homme qui marchait dans la couleur, Minuit, p. 40.

[ 3 ] Jean OURY, Compte-rendu de la séance du 21 avril 1990, Clinique de Laborde,
http://www.ifrance.com/Institutions/pages_textes/Anciens_numeros/institutions_n7/le%20site%20de%20l'emergence.htm

[ 4 ] Georges DIDI-HUBERMAN, 2000, Être crâne. Lieu, contact, pensée, sculpture, Minuit, p. 35.
Le blog 17, « Regards sur... Décalages (..) » a présenté une œuvre, « Bocca » et un texte sur ce sculpteur.

[ 5 ] « Le fort se fait phore », Viou, voir blog (1). Néblas : premier contact distant.

[ 6 ] Gilles DELEUZE, 1969, Logique du sens, Minuit, p. 197.


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Glossaire :


Déterritorialiser-Reterritorialiser : couple insécable de la pensée Deleuze.
« Déterritorialisation. Changer de territoire. Aussi bien au niveau métaphorique (territoire des idées) qu'au niveau réel (déménager). Celui qui se déterritorialise doit se reterritorialiser quelque part. On abandonne le territoire (avec ses règles, ses contraintes, ses microfascismes : le territoire c'est la terre déjà appropriée) sur lequel on évolue. Pour aller trouver une terre (encore vierge) sur laquelle on placera sa petite machine a soi (reterritorialisation). C'est créer un nouveau territoire, qui donc soi hors de portée, hors des façons de faire du capitalisme. De même, on quitte la famille pour rejoindre une meute. La meute de ses amis (les amis c'est ceux avec qui on a pas besoin de parler, pas besoin de s'expliquer sur les choses importantes, ceux avec qui cela va de soi), la meute militante sur un point de vue politique, ou la meute des artistes (la scène musicale etc.).
On quitte le territoire familial, le territoire capitaliste pour sa meute, le groupe de ces gens avec qui l'on se retrouve, avec qui on peut créer une alternative au système ».

Guillaume OLLENDORFF, 1997, « Gilles Deleuze et Felix Guattari. La machine à gazouiller »,
http://1libertaire.free.fr/MachineAGazouiller.html


Gegenwart : Le présent en tant que « Gegenwart » est le moment entre le passé et l'avenir. À cet égard, le présent est toujours contre nous : le présent est à peine là, qu'il est déjà parti. Gegenwart vient du haut-allemand Geginwart, qui dérive de gegenwärtig. Selon le dictionnaire des frères Grimm, "Geginwart" a signifié "l'un l'autre en face" dans le cas où il faut faire face corporellement à quelqu'un dans une relation tendue ou devant un tribunal.
Quelle est la signification de « geginwart » dans son sens spatial et dans son sens temporel ? Tout simplement, les deux donnent ensemble le sens plein d'un présent : il se produit quelque chose. Je le vis personnellement. Il ne se passe pas tout à fait la même chose ailleurs. Ce présent fait partie maintenant de mon vécu comme un présent me faisant face.  Ici, maintenant - maintenant et ici !

Traduction libre par Jean-Yves de,
http://www.br-online.de/wissen-bildung/collegeradio/medien/ethik/gegenwart/hintergrund/#modul2

Mendota Hôtel : Lieu d'expérimentation de l'artiste étasunien James TURRELL, « architecte de la lumière » à Santa Monica, Californie, en 1968. Dans son dernier projet, James Turrell façonne un volcan d'Arizona, le Roden Crater, avec l'objectif de créer une œuvre à l'échelle du paysage américain, avec, pour matière première, le ciel et les étoiles.

« Turrell manipule la lumière depuis quarante ans. A 25 ans, diplômé en psychologie et en art de l'université de Californie, il s'installe au Mendota, un hôtel désaffecté, à Santa Monica, dans le quartier d'Ocean Park. Peu à peu, il le transforme en studio. En bloquant la lumière, en perçant des trous de différentes tailles dans les murs, il commence à jouer avec un rayon de soleil qui pénètre dans la pièce ou le phare d'un bus la nuit. L'attraction que ressent Turrell pour ce médium est dans ses gênes. Né dans une famille de quakers, il évoque souvent sa grand-mère l'exhortant : «Rentre en toi et accueille la lumière». Il s'agit, pour les fidèles de ce mouvement protestant, d'une pratique qui consiste à rechercher la clarté dans la conduite de sa vie ».

Jean-Sébastien STEHLI, « Sculpteur de lumière », L'Express,  27/09/2004
http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/speusa/dossier.asp?ida=429719



Le site de l'artiste http://www.rodencrater.org/ est en construction comme le lieu ce 25 février 2005.

Biographie de Turrell, http://www.guggenheimcollection.org/site/artist_bio_155.html
Entrevue avec Elaine A. KING, 2002, « Into The Light. A Conversation with James Turrell », Sculpture, November 2002,  Vol. 21 No. 9, http://www.sculpture.org/documents/scmag02/nov02/turrell/turrell.htm


Reterritorialiser : voir déterritorialiser.


Subjectile : de subjectus, « placé dessous ».

1.  Surface servant de support (mur, panneau, toile) à une peinture (Le Robert).

2. Selon Georges DIDI-HUBERMAN, la subjectio est d'abord l'acte du jet, une projection matérielle (non idéelle, non géométrique) sur un support  [sens 1] ; c'est ensuite, et comme conséquemment, une spectularisation : ce qui a été jeté existe dans une distance qui rend visible [sens 2] ; troisièmement, la subjectio est l'acte d'une conversion, car le verbe signifie aussi, en latin, « mettre à la place, substituer » [sens 3] ; il s'agit donc quatrièmement d'une opération de l'écart [sens 4 ]; c'est cinquièmement, l'opération d'un retard, car le jet est un atout, il « se met après », il « fait suite » (...). C'est pour cela que la subjectio ménage son ultime ambiguïté, celle de jeter-sous : c'est à dire montrer, jeter devant nous sous notre regard, - mais aussi « placer par en-dessous », c'est-à-dire dissimuler, « sous » notre regard » [sens 5], p. 37-38, Georges DIDI-HUBERMAN, 1985, La peinture incarnée suivi de Le chef d'oeuvre inconnu par Honoré de Balzac, Minuit.


Système : dans ce contexte, « ensemble possédant une structure constituant un tout organique » (Le Robert). Définition structuraliste.

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